A 18 ans
Éjecté de la scolarité à 14 ans, je végétais dans ma chambre. Enfin non, pas exactement, je lisais beaucoup et me forgeais une culture bien à moi. Je ne savais pas écrire deux mots sans d’énormes fautes et je lisais Victor Hugo. Dans le début des années soixante, au temps de la ORTF, nous avions une télévision qui prenait à cœur son rôle culturel. C’est ainsi que je découvris Molière à travers les représentations que donnait la Comédie Française, ou bien l’Histoire de France à travers « La caméra explore le temps ».
J’écrivais pour moi, car j’étais illisible pour les autres. Je bâtissais mon monde intérieur plein de rêverie et d’amour lumineux avec une pure jeune fille. Bien oui, en 1966, un jeune homme de 18 ans pouvait encore rêver comme ça.
Aîné d’une fratrie de quatre enfants, mon enfance est sans mémoire, j’étais trop heureux pour me souvenir. Le début de mon adolescence fut ennuyeux et solitaire. Pour moi, mes souvenirs débutèrent lorsque je l’ai rencontré, ma mémoire ne jugea pas utile de les conserver avant cette rencontre.
J’ai retrouvé une photo de vacance, daté de juillet 1966, deux mois avant la rencontre, je suis sur un rocher à Royan, mon frère et moi, nous sommes encore blancs comme des parisiens, c’est donc le début des vacances. Je me vois les jambes trop longues, sans muscle. Je ne m’aimais pas, bourrer de complexes, j’étais persuadé de ne jamais plaire aux filles, et avec ça d’une timidité, à ne jamais oser approcher la gent féminine que je regardais de loin avec perplexité.
Il y avait déjà bien longtemps que Françoise ne rêvait plus, trop de chose dans sa vie l’en empêchait. La vie ? Elle en connaissait déjà un bout.
À sa majorité (21 ans en ce temps-là) sa mère mettait sa fille à la porte. Elle l’envoya par le train de Nevers, en direction de Montgenèvre, ou elle devient femme de chambre dans un hôtel de touriste. Elle y restera le temps de la saison touristique. Un couple de parisien en vacances, fit sa connaissance il l’emmène chez eux à Paris, boulevard Brune, comme domestique.
Un arrondissement nous séparait… Comment les faire rencontrer c’est deux là ? Se demandait le destin. Pour aller à la Porte de Versailles, voire les expositions, le bus passait devant l’immeuble cossu du boulevard Brune. Mais cela ne suffisait pas, il fallait que ces deux-là se rencontrent. Non ça ne va pas ? Disait le destin de Françoise, Il n’a que 17 ans et elle six de plus, il n’est pas prêt ce n’est qu’un gamin rêveur, il ne la verra pas. Et elle, déjà 23, la vie là déjà mûrit avant l’âge.
Vue l’emplacement de leur logement parisien ; les vacances d’hiver à Montgenèvre, à une époque où ce n’était pas encore démocratisé, ce devait être de grand bourgeois, je dirais donc que Madame D. a sauvé Françoise. Elle découvrit que sa domestique avait un problème relationnel, elle la conduisit chez un psychiatre, nous somme fin 1964.
Françoise se retrouva dans une maison de repos, à Soisy-sur-Seine d’avant les grands ensembles d’Évry. Elle ne demandait que ça, ce faire soigner, me dira-t-elle plus tard, pour prouver à ses parents qu’elle n’était pas folle.
J’habitais le XIIIe arrondissement d’avant les Chinois. Les usines Panhard étaient encore là, ce qui donnait un air tristounet au quartier. Nous habitions dans un grand immeuble HLM neuf en béton de 12 étages, nous étions au cinquième, avec trois chambres, celle du fond, qui faisait comme un couloir, était pour moi, je m’y sentis tout de suite bien. Une autre chambre, la plus grande, était pour mes deux frères, et une autre plus petite pour mes parents.
Quand nous avons emménagé en 1958, nous n’avions pas fait attention au terrain vague au pied de l’immeuble. Nous trouvions même, que cela donnait un petit air campagnard et rendait le quartier tranquille. Nous avons vite déchanté, nous vîmes arrivés des engins de chantier, qui creusèrent là une tranchée ce qui devient le boulevard périphérique. Finis de vivre les fenêtres ouvertes ! Nous suivions la course des voitures qui se doublaient et se redoublaient dans un bourdonnement incessant.
Un oncle en visite, à la vue de ma chambre s’exclama : « On ne dirait pas la chambre d’un garçon ! ». Aucun papier, aucun habit ne traînait, le lit fait, mais là, ça venait de ma mère. Aucune photo de chanteur ou d’acteur épinglé sur le mur. Il y avait juste une carte du monde affiché au-dessus de mon lit, ce qui m’apprit la géographie plus sûrement que des photos de chanteurs… Ça ne m’empêchait pas d’écouter « Salut les copains » sur mon transistor, et d’aimer quelques chanteurs et chanteuses comme Françoise Hardy, plus romantique que moi, si s’était possible… Et a la télé, je le confesse, je ne regardais pas que Molière, mais aussi « Âge tendre » ou je découvrais les têtes de ceux que j’entendais à la radio. Cela ne plaisait pas toujours à ma mère que l’on regarde le jeune Johnny se rouler par terre. Mais nous étions trois frères contre une pauvre mère isolée « Waouh ! »
Une assistante sociale dit à mes parents ce n’est pas normal que votre grand fils reste dans sa chambre faut qu’il travaille… Moi, je pensais y travailler. Je lisais et écrivais. Bon d’accord ça ne rapportait rien.
« Nous allons le mettre dans un atelier de remise au travail expliqua-t-elle. Bien sûr, la majorité sont d’anciens alcooliques et des dépressifs qu’on remet sur pieds, ce n’est pas sûr qu’il s’y plaise ».
Donc me voici à faire des petits travaux manuels, des fils électriques à manipuler pour y brancher des prises. Je suis le plus jeune, je deviens le gamin, entouré effectivement, d’anciens alcooliques mais aussi un ancien d’Indochine devenue clochard en rentrant en France. Il était en cure de réadaptation. J’aimais bien qu’il raconte ses guerres, les autres n’aimaient pas. Moi, je m’intéressais, il le devina toute suite et commençait par : « Écoute gamin, avec les Viets, ça ne rigolait pas… » Il prédit aux Américains l’enlisement. « Les Viets ne se laisseront jamais dominer. Les Américains auront beau les bombarder ils s’enterreront et résisteront »
Dommage, je ne pris pas de note. De petite taille, le visage parcheminé et le crâne chauve des grands aventuriers. J’appris avec lui, qui si c’était bien un livre pour s’instruire, de rencontrer des témoins oculaires était encore mieux. Il lui arrivait de s’échauffer, le crâne devenait luisant quand il racontait ses guerres. Quand dans « Un singe en hiver », le vieux Gabin raconte le Tonkin au jeune Belmondo, je me vois…
J‘ai manqué plusieurs fois de partir de là, fuir, revenir dans le cocon de la chambre. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? A tout prendre c’était plus agréable de travailler, de gagner quelques argents que de s’ennuyer dans sa chambre.
En cette entrée 1966 déjà un an que j’étais là. Quand un matin…