II C'était elle   II

 

Quand ce matin-là, je l’ai vu rentrer dans l’atelier, j’ai flashé !

Cinquante ans après je peux encore la décrire de mémoire, petite brunette de taille moyenne, elle marchait les poings serrés, les cheveux drus ébouriffés. Une tenue de sortie de couvent. Un tailleur marron, la jupe lui descendait aux genoux. Socquettes blanches, sandale. On la plaça en face moi. Elle n’arrêtait pas de poser des questions sur cet atelier. Et moi, je n’avais yeux que pour elle, persuadé d’avoir trouvé l’Âme sœur, je l’aidais à placer les fils électriques dans les interrupteurs. Première complicité, j’étais aux anges.

Bizarre, je n’étais pas timide comme avec les autres filles, avec elle j’osais !

Elle ne fut pas facile à apprivoiser. L’oiseau était sauvage. Et puis, une fille de 24 ans n’avait rien à faire d’un gamin de 18 ! Mais je ne voyais pas ça. J’étais follement amoureux. Dans ma chambre, allongé sur le lit, je ne pensais qu’à elle. Je murmurais son nom cinquante fois « Françoise Chapat ; Françoise Chapat… » À l’atelier, je ne regardais qu’elle. Je ne comprenais pas pourquoi elle me rejetait.

Je négligeais l’ancien d’Indochine, il devait en être jaloux. « Gamin, arrête de la regarder comme ça ! » me disait-il. « Ce genre de fille n’est pas pour toi ! » « C’est une catin, faut la payer ». Non j’en étais sûr, ce n’était pas une catin ! Je l’aimais, c’est tout ! Je ne me posais pas de question. ne trouvais pas étrange ses absences ou ses retards. « Je ne me suis pas réveillée ce matin » s’excusait-elle. J’étais juste impatient qu’elle revienne. Celui que j’appelais maintenant le vieux, ricanait, je le détestais et l’évitais. Je ne trouvais même pas bizarre qu’elle s’habille mieux. Le vieux me faisait le geste des deux doigts se frottant l’un sur l’autre, qui voulait bien dire argent, payer ! Certains soirs, elle acceptait que je la raccompagne au foyer, où elle habitait, tenue par des religieuses, rue de Théâtre, à quatre stations de métro, D’autre soir, elle me fuyait, je la poursuivais, elle courait dans le métro. J’abandonnais la poursuite, car elle jouait la petite fille agressée.

Soyons clairs, Françoise, ne vécue jamais de ses charmes. Ce n’était pas une fille à courir après l’argent. Par contre, elle pouvait se faire offrir des petits cadeaux, comme les toilettes par exemple. Je ne dis pas non plus qu’elle courrait après les hommes, mais de temps en temps… Elle aimait bien se mettre toute nue, comme elle a dit à une de ses copines devant moi… « Mais fallait pas exagérer » continua-t-elle. Finalement, « le vieux » me fit comprendre que pour l’apprivoiser, je devais « payer ». Moi qui étais prêt de mes soues… Quand je commençais à lui offrir le cinéma et de temps en temps le restaurant, cela alla déjà mieux.

Et puis… Elle s’aperçut aussi que Je n’étais pas un voyou, je ne disais pas de bêtises, je savais me tenir. Elle-même était de bonne éducation, pas vulgaire. Juste un jour, je la surpris avachie sur une chaise, mal fagotée et les cheveux sales. Je lui fis la réflexion. J’eus droit à : « je fais ce que je veux ! ». Dans les jours suivants, elle se présenta venant du coiffeur, et pimpante dans une petite robe. Je sus ainsi que j’avais de l’influence sur elle, jamais, je ne la revis vulgaire.

Nous restions très sages. Au cinéma, elle refusait tout attouchement, me traitait de gamin. J’étais son copain, rien de plus. Je crois aussi, que je ne pensais pas « a couché », comme les autres, je savais l’écouter, elle commençait à me parler de sa mère. « Qui l’avait mise à la porte à 21 ans, et de son père qui était fou ! »

 

Je l’emmenais à l’Olympia voir Adamo, première sortie autre que le cinéma. Elle commençait à m’accepter.

Elle quitta la rue du théâtre. Les bonnes sœurs la mettaient à la porte, je n’en connais pas la raison.

C’était au temps, très court, ou elle me présentait comme son cousin, afin que les bonnes sœurs me laissent rentrer dans le hall du foyer la chercher.

Je revois la scène comme une scène de cinéma. : Assit sur une banquette rouge, dans un café, Françoise, accompagné d’une camarade du foyer, moi, en face sur une chaise, une glace, reflète la scène derrière. Nous étions en hiver, la copine avait un bonnet de laine qui lui cachait les oreilles elle était toute ronde et le nez rougi par le froid. Elle qui devait aussi être dans la mm. s’inquiétait pour sa copine « Qu’allait-elle devenir ? » Demanda-t-elle plusieurs fois en me regardant. Je crois bien que je ne l’ai jamais oublié à cause de cette mansuétude. Et elle, qu’est-elle devenue ?

Françoise resta un mois à l’armée de salut « chez les clochards » disait-elle. Cela la marqua longtemps ! Que je l’a soutienne dans cette épreuve, la fit aussi s’attacher à moi.

Puis elle se retrouva à nouveau dans un foyer, nettement moins bien fréquenté, que chez les bonnes sœurs, derrière le cimetière du Père Lachaise. Nous sortions en groupe, avec d’autres filles. Un dimanche, nous allâmes à la foire de trône. Moi qui n’aimais pas les fêtes foraines ! Ses copines étaient vulgaires. Une fille, la plus moche, ricana toute la journée, se demandant si elle n’était pas enceinte.

« Je fais exprès de te les montrer, pour que tu voies que toutes les filles ne sont pas comme moi ! » me disait-elle. Je le savais bien. C’est pour ça que je ne regardais qu’elle.

C’était elle !